Il y a des expositions qui marquent parce qu’une photo ou une installation génère une émotion forte, d’autres parce qu’elles permettent des mises en relation nouvelles, d’autres encore parce que l’expérience globale qui s’en dégage a une tonalité tout à fait singulière qui tranche avec ce que l’on a vu auparavant. L’exposition Carmen (Répétitions) de l’artiste équatorienne Estefanía Peñafiel Loaiza à l’École nationale de la photographie à Arles appartient à cette dernière catégorie.
Tout d’abord, pour pénétrer dans le lieu d’exposition, il faut ouvrir un rideau noir et s’avancer vers ce que l’on ignore. On découvre alors une grande salle plongée dans une demi-pénombre d’où émergent des îlots bien espacés constitués de panneaux, de vitrines, d’objets, de tirages grand format, d’installation ou de vidéos projetées. Tout cela se présente immédiatement comme une invitation à aller plus avant. Très vite on comprend que tout ce qui est rassemblé là constitue une sorte d’enquête conduite par l’artiste à propos de la douloureuse disparition de sa tante trois décennies plus tôt.

Le poids d’un silence
En 1981, sa tante Myriam, âgée de 25 ans, alors mariée et mère de deux enfants a pris le bus de Quito, capitale de l'Équateur, jusqu’en Colombie afin de partir de là pour l’Europe pour y poursuivre des études. Dans les semaines qui suivirent, la famille reçut des lettres où elle disait être à Rome. Puis bientôt plus rien. Un épais silence s’installa dans la famille à propos de Myriam. La vérité, que les proches ont découvert bien plus tard, c’est qu’elle n’est jamais partie en Europe mais que, sous le nom de Carmen, elle a rejoint un mouvement clandestin de lutte révolutionnaire d’Équateur. Elle a été, quelques mois plus tard, assassinée avec un autre camarade militant dans des circonstances toujours inexpliquées.
Sur les pas d’un fantôme
L’artiste revient sur cette disparition qui l’a marquée. Elle essaie de combler cette absence et de faire son deuil en rassemblant les indices dont elle peut disposer : objets familiaux, images familiales, témoignages de camarades, documents d’archive sur les mouvements révolutionnaires, lettres écrites par Myriam depuis son prétendu séjour à l’étranger avant qu’elle ne disparaisse, journal de bord du voyage que l’artiste a conduit à Rome en fonction des indications fournies par sa tante dans ses missives fictives afin d’y retrouver les personnes qu’elle aurait pu y rencontrer et les lieux ou les œuvres d’art qui l’auraient possiblement marquée si elle y était réellement allée. Quelle révolutionnaire serait-elle devenue en Italie ? Dans quelles luttes se serait-elle impliquée ? À la fiction construite par Myriam devenue Carmen pour dissimuler les vraies raisons de son départ répond la fiction d’une enquête largement imaginaire, à la fois sensible et poétique, qui tente de tisser un lien entre le passé et le présent en se demandant ce que serait devenue Myriam si elle était venue à Rome. Mais voilà que le ciel romain se joue de l’artiste et que la caméra qui doit servir à capturer de précieux indices se bloque. Les images obtenues sont difficilement exploitables. L’artiste devra donc recommencer son tournage pour achever le film à venir.
Une exposition qui démontre que la photographie reste un outil d’excellence pour raconter des histoires
Une diversité d’idiomes, entre réel et imaginaire
Dans cette exposition Estefanía Peñafiel Loaiza mobilise différents médiums (installations, vidéos, photographies, objets, textes…) pour construire un projet fort et cohérent qui inscrit dans la réalité un récit largement fictif. Un parallèle s’établit ainsi entre l’engagement de Carmen en faveur des luttes sociales de son pays et celui de sa nièce artiste qui honore la mémoire de sa tante plusieurs décennies plus tard en utilisant des supports multimédias pour construire un puzzle qui donne à voir la complexité de cet événement avec le juste recul nécessaire pour laisser le visiteur finir d’assembler les fragments présentés. Le récit qui s’articule ainsi entre recherche documentaire et fiction donne une place centrale à l’invisible derrière les images ou les mots, à la mémoire, aux déplacements et aux territoires tout en restant d’une grande sobriété. Il souligne que le choix de la création est pour l’artiste avant tout une forme d'engagement politique.
En conclusion, voilà une exposition qui réjouira bon nombre de photographes qui s’interrogent sur le devenir de la photographie car elle démontre que ce médium reste un outil d’excellence pour raconter des histoires et que la photographie ne se limite pas à l’accrochage de tirages sur des parois.
À noter que cette exposition est le fruit d’une résidence pédagogique effectuée par l’artiste à l’ENSP et a également mobilisé des étudiant·es ainsi qu’un enseignant de cette école. Elle a en outre bénéficié de la collaboration de la Villa Médicis.
Michel Grenié
Photographies : Estefanía Peñafiel Loaiza. Carmen (répétitions), 2021-2022. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
ESTEFANÍA PEÑAFIEL LOAIZA
Née en 1978 à Quito, Équateur. Vit et travaille à Paris, France.
CARMEN (RÉPÉTITIONS)
S’inscrivant dans le cadre des 40 ans de l’ENSP, l’exposition est le fruit du programme de résidence pédagogique 2021/2022 mené par Estefanía Peñafiel Loaiza avec sept étudiants (Beatriz de Sousa Lima, Ludivine Fernandez, Juliette Frechuret, Loïsa Gatto, Basile Lorentz, Iris Millot, Christiane Rodriguez Esteve) et un enseignant, Nicolas Giraud, de l'ENSP. Elle regroupe une série d'éléments de différente nature pour retracer le voyage que l'artiste a effectué entre l'Équateur et l'Italie en suivant les pas du fantôme de Carmen, une femme disparue en Équateur au début des années 1980, alors qu'elle venait de rejoindre un mouvement révolutionnaire. Basé sur une histoire vraie, et prenant comme point de départ des lettres écrites par Carmen après son passage à la clandestinité, le projet explore en parallèle les destins possibles de cette femme double, à la fois réelle et imaginaire. Combinant vidéo, photographies, objets et documents d'archives, à la manière de scènes non triées ou de pièces d'un puzzle à assembler, l'exposition façonne un récit oscillant entre la recherche documentaire et la fiction, où les échos d’un temps révolu résonnent encore aujourd’hui.
Exposition Estefanía Peñafiel Loaiza, CARMEN (RÉPÉTITIONS),
École Nationale Supérieure de la Photographie, Arles, 4 juillet - 28 août 2022, 10H00 - 19H30