Sous les tonnelles de Croisière à Arles s’est tenue lors de la semaine professionnelle des Rencontres, une table ronde de présentation du nouveau Photo Poche consacré à Frank Horvat. Un Photo Photo relooké, coloré sans le célèbre liseré qui avait fait son temps. Le numéro 88 dans l’édition augure une réussite. Elles se sont mise à trois pour réaliser l’ouvrage pour le dévoiler lors des Rencontres d’Arles. Si les aller retours ont été nombreux, c’est la première fois que Virginie Chardin, Fiammetta Horvat et Géraldine Lay se retrouvent ensemble. Car pour préparer le nouveau Photo Poche, les échanges entre les trois femmes se sont toujours déroulés via visioconférence. C’était une aventure, presqu’une gageure de créer une suite au premier Photo Poche réalisé par Frank Horvat. Comment peu après sa disparition pouvait-on célébrer et mettre en poche l’œil et l’esprit de cet immense photographe ?

Fiammetta Horvat • Cette aventure a commencé avec Sabine Weiss que je tiens à remercier car j'ai rencontré Virginie grâce à elle. C'est une drôle d'aventure et ce n'est pas un hasard si ce nouveau Photo Poche d'Actes Sud avec ce tout nouveau look tombe sur la tête de mon père. Il n'aimait que le neuf, il aurait adoré. Il n'aurait pas aimé un nouveau classique. Si vous connaissez l'ancienne version du Photo Poche, c'est Bob Delpire qui a demandé à mon père de le faire et comme ils étaient proches, il lui a donné carte blanche. C'était dans les années 90, et mon père faisait toutes sortes d'expériences et les expériences portaient alors sur le photomontage. Il avait son premier ordinateur, le premier Photoshop. Il était à fond dedans et il a envahi tout son Photo Poche de photomontages. L'original a un peu mal vieilli. Effectivement, les photomontages ont ont sautés, ils ont été un peu sabotés, mais peut-être qu'ils reviendront un jour quand le photomontage sera plus prestigieux. Cette sélection, on l'a vraiment faite à trois mains et j'étais très contente d'ajouter la couverture avec la couleur parce qu'il était toujours à l'affût et on a aussi inclus la série New York qui est très importante.

Géraldine Lay • Nous voulions lancer la discussion sur le processus de rencontre qui aboutit au Photo Poche et qui après nous amène à proposer à Fiammetta de faire venir l'exposition Corps à corps à la librairie du Méjan. Cette sélection de l'exposition est elle aussi un aller-retour avec ce qui a été fait en amont et avec le Photo Poche. Comment as-tu imaginé l'exposition ?

Nous avons brisé un grand tabou celui d'aller chercher des photos qui avaient disparu des archives

Fiammetta Horvat • L'exposition, si vous avez le temps, ça prend deux minutes et demie pour aller la voir, c'est un très bel exercice à faire. Grâce à l'exposition au Jeu de Paume, nous avons brisé un grand tabou, qui est d'aller chercher des photos qui n'ont pas été sélectionnées par mon père dans ses dernières années. Parce que toutes les photos des photographes, quand ils ont la chance de vivre jusqu'à un âge avancé comme mon père, ils font des sélections et des filtrages, des refiltrages. Au final, il y avait un corpus de photos qui étaient digitalisées et auxquelles il ne fallait pas toucher. C'était comme ça. On n'est pas allé chercher ailleurs parce qu'évidemment c'était son œil. Et quand Virginie est arrivée, elle a émis l'idée d'aller voir les premières sélections. Si on allait voir comment le jeune Frank pensait à 20, 30 ou 50 ans. C'était un tabou car j'étais attachée au Frank Horvat plus âgé et nous avons donc découvert tous ses premiers choix. Cela a ouvert une nouvelle porte. J'ai déjà une énorme archive, mais là ça les double car j'ai maintenant la sélection première. C'est ce qui s'est passé avec l'exposition Corps à corps où nous nous sommes permis d'aller voir des photos qui avaient finalement disparu des archives et nous avons rejoint le thème du Jeu de Paume, qui est le regard. Mon père avait une intensité de regard. Il aimait le dialogue et le dialogue par le regard, qui était très intense, et nous avons remarqué que dans beaucoup de photos, il y a cette intensité de regard et cette sensualité. C'était un homme qui aimait beaucoup séduire, il aimait beaucoup être séduit et on le sent. Une séduction dans tous les sens, une séduction de l'intelligence aussi. Et c'est donc le fil conducteur de l'exposition Corps à corps.

Géraldine Lay • C'est assez excitant de se dire que Virginie revisite les archives et qu'on découvre qu'il y a des strates et c'est assez intéressant. Même moi je n'avais pas compris que vous aviez trouvé des traces d'une sélection antérieure.

Sans prise de risque des historiens, des commissaires, des chercheurs pour ancrer un photographe dans l'histoire de l'art, l'œuvre s'assèche au bout d'un moment

Virginie Chardin • Je voudrais revenir sur ce qu'a dit Géraldine. C'est quelque chose que j'ai remarqué chez d'autres photographes, et en particulier chez Willy Ronis et Sabine Weiss, qui sont tous des photographes qui ont vécu très âgés. Et ils ont souvent consacré les 20 ou 30 dernières années de leur vie à revoir eux-mêmes leurs archives et à raconter leurs propres histoires, mais de manière créative parce qu'ils sont des artistes. Par exemple, Willy Ronis présentait son travail sous forme de conférences et commentait ses images. Il a raconté une histoire qui était son histoire de ses images. Sabine Weiss a également continué à créer jusqu'à très tard et à ajouter de nouvelles images. Et Frank Horvat est vraiment un cas où il a fait cet effort de relecture, de réécriture. De ce point de vue, il avait fait une exposition qui s'appelait Le labyrinthe Horvat et un livre qui s'appelait La Maison aux quinze clés, dans lequel il est clair qu'il se voyait comme... Il était le sujet de son travail. C'est absolument intéressant, fascinant et on peut comprendre cette volonté d'un artiste de se réinventer et de ne pas être dans une case. Mais j'ai remarqué que cela aboutit souvent à fixer un corpus d'œuvres et très souvent pour un photographe plus âgé, ce sont les images les plus récentes qu'il préfère. Peut-être parce qu'elles sont plus proches de ce qu'elles sont à la fin de leur vie, elles expriment mieux ce qu'elles sont mais en rejetant parfois ce qu'elles ont fait plus tôt parce qu'elles se sont rebellées contre leur propre talent à l'époque. Et cela leur a demandé de se remettre en question et il est donc très difficile pour un photographe qui a eu cette longue carrière de remettre en question ses choix.
Et c'est ce qui s'est passé avec Sabine Weiss, c'est très rare ces dernières années qu'elle accepte de tirer des choses qui n'ont jamais été tirées et de laisser un regard extérieur. Ce qu'elle n'avait jamais accepté. Et je ne pense pas que Franck aurait accepté cette remise en question. C'est fondamental et je pense que c'est le rôle des historiens, des commissaires, des chercheurs parce que le regard sur une œuvre évolue, on le voit dans les expositions qui n'auraient pas été possibles il y a dix ans, il y a quinze ans sur les mêmes œuvres. Et je pense qu'il est très important d'ancrer un photographe dans l'histoire et aussi de valoriser l'œuvre et de lui donner une actualité, une contemporanéité, une importance dans l'histoire de l'art et cela continue aujourd’hui. Je pense que ce travail il est essentiel de le faire. Et je suis convaincue que dans les années à venir...

 

Ce début de travail parce qu'il n'est pas du tout exhaustif. J'ai eu peu de temps pour le faire. Mais en tout cas [il y a] le travail et l'effort qui a été fait aussi par Géraldine pour regarder les images. Ce n'est pas facile de synthétiser une œuvre dans un Photo Poche. On prend un risque, on peut se tromper mais je pense que c'est très important de le faire car sinon l'œuvre s'assèche au bout d'un moment. Bien sûr c'est un risque et peut-être que le photographe n'aurait pas aimé cette démarche mais je pense que parfois il faut désobéir sans trahir. Le but est vraiment d'essayer de voir en quoi cette personne a apporté quelque chose à l'histoire de l'image, en quoi les images sont puissantes et parlent encore aujourd'hui au visiteur, au lecteur, etc. J'espère que nous avons réussi. C'est ce que nous avons essayé de faire collectivement.

Fiammetta Horvat • Je pense qu'il aurait été convaincu. Ce que mon père n'aurait pas compris, c'est qu'on ne passe pas par l'ordinateur. On est passé par les planches contact. C'est un acte qu'il n'a pas compris parce que les planches contact sont complètement obsolètes. C'est surtout ça. Mais une fois l'image numérisée, il l'aurait probablement revendiquée de nouveau. Nous avons réalisé un projet sur New York à la fin de sa vie et nous avons sorti beaucoup de photos qu'il n'avait pas vues et qui l'ont enthousiasmé. Nous avons dû les scanner. Il ne pouvait voir qu'à travers l'écran. L'écran l'a convaincu.

Question 1 • Une réflexion sur ce que vous venez de dire qui est très intéressant et je comprends que pour vous, sa fille, ce fut difficile. Il y avait un conflit de loyauté par rapport à ce qu'il voulait qu'il reste de son œuvre, mais je trouve très intéressant que vous ayez fait ce travail.
Parce que c'est ce qu'on fait quand on va voir les conservateurs quand ils font une rétrospective d'un peintre, c'est tout le chemin qui est intéressant. Et je comprends que lorsque vous êtes photographe, vous avez une idée de ce que vous avez réalisé. Oui, il a réalisé ce qu'il a fait dans la dernière partie de sa vie parce qu'il l'a fait. Je trouve cela très intéressant et vous dites qu'il aurait été d'accord. Je pense qu'un créateur n'est pas forcément le meilleur juge de ce qui est bon parce que bien sûr il y a l'affectif il y a tout ce qu'il a fait pour qu'il produise ces œuvres là. Il y a aussi quelque part un nuage autour de ce qu'il peut donner, de ce que le spectateur peut voir, de ce que les historiens de l'art peuvent aussi détecter comme des moments majeurs de l'histoire de la photographie.

Question 2 • Pour Frank Horvat, qui a toujours été dans l'innovation et l'expérimentation, cette liberté, qui n'était pas si courante dans la revisite du travail d'un photographe, est un beau symbole. Géraldine, est-ce important pour Photo Poche d'avoir repris cette liberté de choix ?

Géraldine Lay • Quand il a fait ce Photo Poche, il voulait montrer un segment de son travail, alors que le Photo Poche doit être une traversée de l’œuvre. C’est important pour moi et c'est quelque chose que j'ai aussi fait avec Raymond Depardon, par exemple. Il avait déjà un Photo Poche qui avait été publié en 1986. La sélection datait de 86, elle ne représentait plus le travail du photographe. Pour une autre raison, l'ancien Photo Poche [de Frank Horvat] ne semblait pas représenter le travail, et c'est pourquoi je pense qu'il est important que la sélection d'un Photo Poche soit une porte d'entrée vers le travail d'un photographe, pour le revisiter. Il y en a beaucoup qui le sont et qui ne bougeront pas dans leur sélection et ils ont toujours une raison d'être vingt ans après. Et pour certains, il me semble important de le revisiter, de prendre cette liberté là.

Didier de Faÿs • Et comment Fiammetta avez-vous pris cette liberté vis-à-vis de votre père ? C'est un choix très important.

Fiammetta Horvat • Bien sûr, comme j'ai hérité de l'impatience de mon père, je voudrais montrer tout ce qu'il a fait avant sa mort. Les dernières photos en couleur, les expériences, tout ce que personne ne voit. Bien sûr parce que je suis sensible à ses dernières recherches et au dialogue que j'ai eu avec lui. C'est aussi difficile pour moi d'accepter que l'on remonte si loin dans le temps parce que c'est un homme que je n'ai rencontré, jusqu'à New York, j'étais à peine née. Je pense que c'est merveilleux et je me battrais et défendrais tous ses projets, mais les vingt dernières années de recherche me sont très proches personnellement. Alors évidemment, j'aimerais tout mettre dedans, toujours. Je voudrais qu'il soit complet, je voudrais en voir toutes les facettes, mais je suis beaucoup plus patient que lui. J'apprends des gens avec qui je travaille, des collaborateurs. J'apprends à être patient, à faire des compromis, ce que mon père ne savait pas faire. Il avait raison de ne pas faire de compromis. D'ailleurs, nous en avons souvent parlé ces derniers mois : "Je suis le méchant, je suis le salaud qui envoie tout le monde balader. Tu verras, tu seras la sympa. Après moi, tu auras le beau rôle." On savait très bien ce qui allait se passer, on en était très conscients.
Le sujet des archives et de la transmission du patrimoine d'un photographe, qui est évidemment mon sujet, est vraiment passionnant. Et comme, ça ne fait pas très longtemps qu'il est parti, ça fait presque deux ans. C'est un vrai sujet qui concerne beaucoup de gens dans la photographie et qui concerne ceux qui ne pensent pas que ça les concerne parce qu'ils sont jeunes photographes. Mais ça va les concerner et qu'est-ce qu'on fait après, comment on fait le tri, est-ce que l'État est la bonne personne, est-ce que la famille est la bonne personne, ce n'est pas toujours le cas, est-ce qu'il y a une valorisation, est-ce que ça se vend ? Tous ces sujets sont passionnants car évidemment les gens veulent parler du présent et de l'acte de photographier comme mon père aussi, mais finalement l'après est aussi important, est-ce qu'on veut laisser des traces ? Des œuvres, après moi le déluge... Mais enfin, c'est pas vrai je vois très bien que les ayants droit, les commissaires et s'il n'y a pas un travail derrière même les meilleurs artistes peuvent disparaître. C’est flagrant, c'est comme ça. Ils peuvent disparaître même très vite !

Virginie Chardin • En tant que commissaire, lorsque vous abordez une œuvre comme celle-ci, elle se présente comme une archive. Bien sûr, je connaissais tous les livres de Frank Horvat. J'avais vu ses expositions et je savais qui était Frank Horvat. J'avais une idée assez claire. Mais quand vous apportez une archive comme celle-là, évidemment c'est très excitant parce que vous pensez « Wow, il y a des découvertes à faire ». Quand je me lance dans un travail, il y a toujours un moment où je me passionne pour la personne. J'essaie de comprendre la personne, donc à travers ses écrits tout ce qu'elle pourrait laisser comme expression personnelle, les notes, les carnets, les journaux intimes et tout ce qu'on voudra. D'abord, j'essaie de comprendre et là, dans ce cas, il y avait beaucoup d'écrits, de journaux intimes, d'écrits personnels qui éclairaient la démarche de Frank Horvat. Ensuite, je ressens le besoin de sortir de là. Une fois immergé, comme noyé dans les archives, il y a un moment où je trouve toujours la personne sympathique et je finis par m'attacher comme si elle était là. Et il y a un moment où, au contraire, je sens qu'il faut sortir de là et c'est peut-être ce que le photographe lui-même, ou la famille ne peut pas faire pour des raisons évidentes et là, j'essaie de le regarder d'un angle beaucoup plus distant, peut-être plus froid, sans affect et je me dis en quoi cette personne compte dans l'histoire de la photographie. Parce qu'au final, quand les conservateurs de musée regardent le travail et regardent les livres, ils ne vont pas être gentils avec l'auteur. Ils vont être critiques. Ils vont vraiment voir quel est le pouvoir de cette œuvre sans connaître la personne. Et donc j'essaie de faire une sélection, par exemple je n'essaie jamais de garder des images qui ressemblent trop à d'autres photographes - même si elles sont bonnes - parce que je pense qu'il est plus important de faire ressortir la singularité. C'est ainsi qu'un photographe prend sa place parmi les autres photographes. De toute façon, la subjectivité est toujours là mais j'essaie de la mettre de côté en me disant "qu'est-ce que je vois de plus fort ? Quels sont les thèmes récurrents ? Par exemple, dès le départ, dès ses premières œuvres le thème de la relation entre le regardé et le spectateur est hyper puissant, il est récurrent presque obsessionnel dans son travail, en tout cas dans toute la partie de son travail avant la partie plus méditative des Arbres où on va dans autre chose. Mais ce thème est vraiment très Horvatien. J'essaie de discerner les fils qui relient les différentes œuvres, car en tant que photographe reporter, il a des commandes. Bien sûr Frank Horvat a fait des centaines de sujets qui ne sont pas montrés parce que parfois ils sont beaucoup plus documentaires. J'essaie de relier son travail de photographe. Comment il l'a amené à la mode et quels sont les points communs entre les deux, comment il l'a amené à une approche d'auteur et comment tout cela est le résultat d'un chemin. Mais ce n'est pas seulement le parcours qui est intéressant mais ce qui en reste, c'est-à-dire les images les plus fortes. Bien sûr, je me heurte souvent au photographe lui-même qui s'énerve parce qu'il ne se reconnaît pas. Par exemple, j'ai fait une exposition de Willy Ronis à l'Hôtel de Ville de Paris il y a une quinzaine d'années, qui a été un énorme succès. Il y a eu 500 000 visiteurs et j'avais été assez intransigeant sur les choix. Et quand il est venu voir l'exposition, il m'a dit "c'est magnifique mais je suis triste, je ne me reconnais pas". J'ai pleuré car j'avais mis beaucoup d'efforts et de passion pour le mettre en valeur et cela avait été un grand succès. Après, il était très heureux quand il a vu la réception et cela lui a fait changer d'avis. Mais c'était terrible quand il était au milieu de son travail et qu'il ne se sentait pas "lui". Je me suis mis à sa place...
Mais je pense que quand on est commissaire d'exposition, on ne peut pas trop se laisser influencer par ça, sinon je fais des choses qui n'ont pas de sens.
Et ici, en revanche, Fiammetta est une personne qui écoute, qui dialogue, qui fait des compromis. Et ça, c'est très rare, parce que parfois il y a des familles qui n'arrivent pas à faire ça, honneur à Fiammetta !

Fiammetta Horvat • J'ajouterai que le deuil aide beaucoup. Je n'ai pas eu le temps. Disons juste que c'était un très bon timing. Si j'avais eu le temps d'attendre. Si j'avais attendu deux ou trois ans, peut-être que mes idées se seraient arrêtées, plus figées. Mais tout est si frais que tout est en construction. C'est un bon calendrier, il a bien fait les choses !

Question 4 • Géraldine j'aimerais bien t'entendre en contre-point de ce qu'elle a dit Virginie sur la submersion et la prise de recul. Est-ce similaire lorsque tu fais un Photo Poche ?

Géraldine Lay • Je fais la même chose, mais en même temps je profite beaucoup du travail qui est fait en amont. C'est-à-dire que Virginie et Fiammetta m'ont présenté un corpus qui était déjà une présélection. Je ne suis pas au même niveau, j'arrive après. Je plonge, mais moins profondément. Il y a eu beaucoup d'allers-retours. Ce que je trouve passionnant, c'est que nous avons l'intuition. On commence le projet avec l'impression de connaître l'œuvre, mais au fur et à mesure des allers-retours, on découvre l'œuvre. Et même si je n'ai pas beaucoup d'années derrière moi, je le fais à chaque fois avec la collection Photo Poche. Ce que je trouve fascinant et qui va dans le sens de ce que viennent de dire Fiammetta et Virginie, c'est que chaque aller-retour est une façon de comprendre l'œuvre et une façon de la regarder. Nous ferons peut-être une troisième édition de Photo Poche quand il y aura plus de recherches sur les archives, d'autres liens qui se tisseront entre les autres séries. C'est tout à fait possible. La collection étant une collection pérenne, une collection qui se veut toujours disponible, c'est une collection qui peut évoluer même dans les titres. C'est peut-être un peu nouveau aussi.

Virginie Chardin • Le Photo Poche est un exercice complètement différent d'une exposition. L'exposition que nous avons faite couvre une période de 50 à 65 sur 170 tirages et ici nous avons un corpus beaucoup plus restreint. L'enjeu n'est pas le même parce que là, c'est un peu une carte de visite pour moi le Photo Poche. C'est un petit format qu'on peut donner facilement et qui permet de résumer une œuvre et l'enjeu est très important. C'est très intéressant pour moi de travailler avec Géraldine. Je l'avais déjà remarqué avec Sabine Weiss également sur le Photo Poche. Cela m'a permis de travailler pendant l'exposition, de tester les images. Géraldine a une très bonne connaissance des photographies avec un regard et une analyse très intéressante. Cela m'a aussi aidé à me conforter sur certains choix, à avoir un point de vue d'une spécialiste des photographies qui plus est artiste, qui m'a d'ailleurs fait douter de certains choix ou conforté dans d’autres. J'aime beaucoup cette collaboration. C'est très excitant quand on est deux et qu'on est passionné et quand on échange et qu'on est d'accord sur des choses. C'est quelque chose d'intéressant et ce n'est pas toujours le cas avec les directeurs de collection il y a vraiment une implication très personnelle de Géraldine sur la sélection et puis il y a le regard de Fiammetta qui est venu enrichir et apporter d'autres images qui étaient effectivement très pertinentes et qui apportent des choses sur lesquelles nous serions peut-être passées. J'adore cette façon de travailler. J'espère que vous apprécierez le Photo Poche.

Didier de Faÿs • Je voudrais demander à chacune d'entre vous – puisque Virginie a parlé de la singularité par rapport aux photographes –, où est la singularité de Frank Horvat pour chacune d'entre vous ?

Virginie Chardin • Je me suis consacrée pour l'exposition de Tours sur une période des années 50 à 65 et c'est une période assez cohérente qui correspond à l'époque où il travaillait pour la presse illustrée essentiellement, et en particulier pour la presse de reportage, de mode aussi. La mode qu'il a poursuivi au-delà. Ici c'est plus facile de trouver les liens. S'il y a une constance je dirais que c'est ce travail de relation avec soit les modèles, soit les femmes photographiées. Bien sûr que la plupart des images peuvent être appelées des « portraits de femmes », même si c'est une hôtesse dans un bar, une prostituée ou un mannequin, ce sont des portraits de femmes. Et d'ailleurs, il a fait des portraits de femmes sous d'autres formes. Je ne sais pas si on peut le résumer à cela, je ne le ferais pas. Je dirais que c'est la communication, les regards. Il a des images très sophistiquées où personne ne regarde personne dans certaines images de mode et je pense qu'il y a un certain désir de contact qui ne passe pas par la parole mais qui passe par le regard. Il a la volonté de créer un échange et de révéler aussi l'émotion d'une femme – pas seulement d'une femme, il y a aussi beaucoup de photographies d'hommes et d’enfants –. C'est peut-être cette tentative de montrer, par le regard de l'un vers l'autre. Parfois, la personne photographiée regarde le photographe. Le photographe se photographie lui-même dans le miroir en regardant l'autre. Ce jeu est très spécifique à Frank Horvat. Maintenant, il serait très réducteur de dire cela que parce qu'il avait tellement d'autres facettes pour le reste de son œuvre, je serais bien en peine de la résumer.

Fiammetta Horvat • Je voudrais ajouter qu'il avait une mère psy et qu'elle était très portée sur l'analyse. Sa famille vient de Vienne et je pense que c'est vraiment ce qui lie toute son œuvre : cette analyse, cette auto-analyse. Avant, c’est l'analyse des autres. Il a 20 ans 30 ans ou 40 ans, il est jeune, il est plus dans la recherche. Il a écrivait énormément, comme Virginie nous l'a rappelé. Il a beaucoup écrit sur ce qu'est un portrait, une photo dans le portrait. Combien faire le portrait de quelqu'un c'est comprendre la personne, c’est son interprétation de la personne etc. Dans toute son œuvre et que ce soit les Arbres qui pour lui étaient un portrait, c'est la compréhension des autres, c'est l'analyse. On m'a souvent dit, ceux qu'ils ont rencontré qu'il était un photographe intellectuel. C'est vrai je pense qu'il était très intellectuel et parfois un peu prise de tête. C'était vraiment un homme cérébral. C'est pour ça que son écriture est si importante et je pense qu'on le sent dans la sensualité, il y a quelque chose de très pensé. C'est un homme très, très réfléchi.

Géraldine Lay • Elles ont toutes les deux dit ce que je ressentais. Ce qui fait peut-être pour moi sa singularité c'est ce jeu de va-et-vient des regards. Il montre la distance, il est conscient d'utiliser le médium de la photographie. Et dans ses portraits, il y a la distance du regardeur et du regardé. C'est ce que je dirais pour parler d'une singularité, mais il en a plusieurs.

Actes Sud • Merci à vous trois, je vous invite tous si ce n'est déjà fait à aller voir l'exposition Méjean, elle est magnifique, vous avez parlé de sensualité, elle explose doucement dans plusieurs des séries. C'est très beau.

 

Frank Horvat
Introduction de Virginie Chardin
[Nouvelle édition]
La collection Photo Poche rend hommage à Frank Horvat, récemment disparu à l’âge de quatre-vingt-douze ans, par une nouvelle édition entièrement remaniée. Elle offre une relecture de son œuvre, rendue possible par l’ouverture des archives de son studio de Boulogne-Billancourt.

Format : 12,5 x 19 cm / 144 pages / 13,90 € Parution en librairie le 8 juin 2022

Frank Horvat
Né en Italie en 1928, Frank Horvat démarre une carrière de photographe en 1950. Un premier voyage initiatique au Pakistan et en Inde de 1952 à 1954 le fait remarquer de la presse internationale et lui vaut de figurer dans la célèbre exposition “The Family of Man”, au MoMA de New York, en 1955. Installé à Paris fin 1955, il effectue des reportages pour Réalités et Jours de France, qui l’amènent à réaliser plusieurs séries sur la prostitution et les spectacles du “Paris by night”, ainsi qu’un grand essai personnel sur Paris au téléobjectif. Ce sont ces images de Paris, au rendu granuleux, qui vont le faire remarquer par Jacques Moutin, directeur artistique de Jardin des Modes, qui lui propose d’appliquer le style de ses images urbaines à la photographie de mode. Ce vent de spontanéité et d’humour transforme Frank Horvat en photographe à succès, travaillant pour les grandes revues de mode, comme Vogue, Harper’s Bazaar, Glamour, Queen ou Stern. Il cherche cependant à s’échapper des stéréotypes de la photographie de reportage comme de mode.
En 1962-1963, il effectue un premier essai photographique, qui le mène dans douze grandes villes du monde : il laisse libre cours à sa fascination pour les heures de la nuit où les masques tombent. Au début des années 1980, c’est vers New York qu’il dirige sa recherche d’individualités abandonnées, de tendresse autant que d’introspection personnelle sur le temps qui passe et sa propre présence au monde. Dorénavant il poursuit de nombreux projets personnels guidés par sa recherche sur la couleur (projet de New York Up & Down, projet des arbres Trees dès les années 70), sur les codes de beautés (Vraies Semblances), son exploration précoce du numérique à partir des années 90 ou des recherches plus intimes comme son exploration de l’Europe avec 1999 ou La Véronique en 2004. Il continue de photographier le quotidien jusqu’en 2020 avec L’œil au bout des doigts. Pendant 40 ans, il échange des photos avec les photographes qu’il estime. Cette collection de 500 tirages illustre le langage photographique auquel Frank Horvat appartient.

Virginie Chardin
est spécialiste de la photographie et de l’image. Elle a été notamment commissaire des expositions “Willy Ronis à Paris” (2005), “Paris en couleurs” (2007), “Pierre de Fenoÿl” (2015), “Antonin Personnaz”(2020), “Sabine Weiss” (2021). Elle a été chargée de mission pour le pôle de l’image de Chalon-sur- Saône (1998-2000), responsable des prix des Rencontres d’Arles (2002-2003) et déléguée artistique du Mois de la photo à Paris (2004).
Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages de la collection Photo Poche, dont Ernst Haas (Actes Sud, 2010) et Sabine Weiss (Actes Sud, 2021).

Parution à l’occasion de l’exposition “Frank Horvat 50-65” présentée au Jeu de Paume-Château de Tours du 17 juin au 30 octobre 2022.
En parallèle, une exposition “Frank Horvat” sera présentée à la librairie Actes Sud pendant les Rencontres d’Arles du 4 juillet au 25 septembre 2022.

 

Sous les tonnelles de Croisière lors des Rencontres arlésiennes, une table ronde consacrée au nouveau Photo Poche de Frank Horvat rassemble ses trois auteurs. C’est la première fois que Virginie Chardin, Fiammetta Horvat et Géraldine Lay qui l'ont réalisé, se retrouvent hors visio-conférence. C’était une aventure que d'imaginer une suite au premier Photo Poche réalisé par Frank Horvat. Comment après sa disparition pouvait-on célébrer et mettre en poche l’œil et l’esprit de cet immense photographe ?