Pour cette édition 2022, qui est sa première programmation personnelle, Christoph Wiesner, directeur des Rencontres d'Arles, a choisi comme fil conducteur la révélation du visible ou de l'invisible. En articulant une réflexion sur ce que les photographies nous montrent ou nous cachent, sur ce qui anime ceux qui les prennent, sur ce que les personnes qui les regardent voient ou ne voient pas, les Rencontres se recentrent sur les relations que les artistes, les photographes et le public tissent avec les photographies. À partir de là, personne ne sera surpris de voir que le programme proposé - plutôt que de s'appuyer sur des stars panthéonisées de la photographie - a choisi de se concentrer sur cinq grands thèmes Performer, Expérimenter, Emerger, Explorer & Témoigner, Revisiter qui sont autant de fils conducteurs pour restituer la diversité des expériences en photographie.

Un invisible pourtant présent
Le lien entre les Rencontres et le musée Réattu étant tout à fait privilégié puisque son ancien directeur, Jean-Maurice Rouquette, a été avec Lucien Clergue et Michel Tournier à l’origine de ce festival de photographie, on ne s’étonnera pas de voir cette institution muséale proposer une exposition de grande qualité sur un sujet qui traite à la fois du visible et de l’invisible et interroge l’attention accordée ces dix derniers siècles à un aspect souvent négligé des représentations de la figure du Christ : le perizonium. L’exposition de Jacqueline Salmon « Le point aveugle » Perizonium : étude et variations est en effet consacrée à ce tissu qui ceignant les reins du Christ lors de sa Passion cache la partie intime de son anatomie. Cet élément a été beaucoup moins commenté dans l’histoire de l’art que la position de son corps, ses stigmates, la manière dont le sang coule ou les personnages qui l’entourent. À ce titre, tout comme la partie au milieu de la rétine sur laquelle s’insère le nerf optique est dite « point aveugle » car elle est dépourvue de cellules photoréceptrices et ne voit donc pas, au cœur de la vision que nous avons des représentations du Christ au pied de la croix, le perizonium est pour nous un point aveugle car nous n’y avons pas jusqu'à présent prêté attention en dépit de sa présence sur des milliers d’œuvres à travers les siècles.

Un travail documentaire remarquable
Le premier mérite du travail de cette photographe plasticienne est d'avoir arpenté, pendant plusieurs années, de nombreux musées européens et d'avoir consulté une abondante documentation papier ou numérique pour constituer un immense corpus photographique de perizonium qu'elle a ensuite classé méthodiquement. Son second mérite est d'avoir réussi, par la force du cadrage, le choix des compositions mais aussi par l'association des œuvres et la scénographie de l'exposition, à donner corps à un projet qui illustre de manière éclatante, qu'entre le Xe et le XXe siècle, la représentation de ce drapé a largement évolué en fonction des prescriptions théologiques, de la mode du moment et de la créativité des artistes. Représenter le corps du Christ, à la fois humain et divin, c'est nécessairement pour les artistes s'interroger sur ce qui sépare le sensible de l'ineffable et sur ce que le voile, par ce qu'il cache, révèle du Verbe incarné qui est irreprésentable. Cette réflexion sur la manière de faire entrer un mystère infigurable dans la figure reste centrale dans leur travail de représentation. À travers les âges, peintres, dessinateurs et sculpteurs ont tenté de conjuguer, selon leur pensée et les débats théologiques de leur temps, la figuration nécessairement humaine du corps de Jésus et celle du corps spiritualisé et symbolique sans dimension sexuée du Christ. Parfois, le corps du Christ a assurément des traits féminins ou androgynes, à d'autres moments de l'histoire, il est plus musclé et prend les signes de la masculinité. Certains perizoniums, moins serrés sur le corps ou entrouverts, sont de nature érotique et suggèrent la présence d'un sexe en quasi-érection, d'autres s'affranchissent de la gravité en flottant dans l'air. Grâce à la classification proposée, nous détectons l'influence des artistes ou des écoles sur les autres bien avant l'invention des réseaux sociaux. Le troisième mérite, et non des moindres, de cette exposition est d'accompagner le visiteur de manière didactique pour lui apprendre à regarder le détail d'une œuvre, à aiguiser son œil pour détecter ce qui dans le travail d'un artiste est particulièrement singulier. La pratique photographique est ici outil de recherche et d'interprétation.

Cette exposition est une invitation au voyage : si l'on prend pour seul exemple les peintres de la Renaissance exposés, quel autre musée au monde peut se vanter de réunir dans un même espace des œuvres de Van der Weyden, Bellini, Holbein, Lucas Cranach, Dürer, Michel-Ange, Raphaël, El Greco, Caravaggio, Rubens, Zurbarán, Velasquez, Van Dyck et Rembrandt ? Mais Jacqueline Salmon ne s'arrête pas là, elle poursuit son exploration dans une autre salle jusqu'à la période contemporaine avec des œuvres de Max Ernst, Bacon, Sutherland, Chagall ou Picasso.

La disposition de cette exposition, qui alterne grands tirages et petits formats présentés en nuage, nourrit un dialogue dense d'émotions entre ces œuvres. En complément de ce travail de recherche, l'artiste présente dans une autre salle les treize photographies et le carnet de notes qu'elle a réalisés à partir de l'étude de la représentation de ce linge dans les collections permanentes du Musée Réattu. Un lien fructueux est ainsi établi avec les peintures de Jacques Réattu, les sculptures de Germaine Richier et d'Ossip Zadkine ou encore une compression de César. Jacqueline Salmon, grâce au fort soutien du Musée Réattu dès le début de son travail – et en particulier celui d'Andy Neyrotti, commissaire de l'exposition – a immédiatement conçu sa recherche et son exposition pour ce lieu exceptionnel.

Par ailleurs, ses productions photographiques issues de ses puissants recadrages ne seront pas séparées des œuvres qui les ont suscitées, puisqu'elles rejoindront les collections du musée à la fin de l'exposition et témoigneront ainsi de la volonté du musée d'établir des liens tant temporels que stylistiques entre ses collections anciennes et la période contemporaine. On comprend l'intérêt d'associer à un événement artistique tel que les Rencontres un établissement muséal qui, depuis des années, s'est donné pour mission de faire dialoguer les artistes d'aujourd'hui avec les œuvres de ses collections en nous offrant un regard contemporain sur celles-ci et, à cette occasion, d'enrichir ses collections.

Michel Grenié

Arles, Musée Réattu : exposition Jacqueline Salmon. « Le point aveugle » Perizonium : étude et variations. Du 2 juillet – 2 octobre 2022

En phase avec les Rencontres d'Arles renouvelées par Christoph Wiesner, on ne s’étonnera pas de voir musée Réattu proposer une exposition sur un sujet qui traite à la fois du visible et de l’invisible et interroge l’attention accordée ces dix derniers siècles à un aspect souvent négligé des représentations de la figure du Christ : le perizonium. L’exposition de Jacqueline Salmon « Le point aveugle » Perizonium : étude et variations, est en effet consacrée à ce tissu qui ceignant les reins du Christ lors de sa Passion cache la partie intime de son anatomie.