Les particules photographiques | Jérôme Prochiantz
Le collectionneur passionné Jérôme Prochiantz présente sur deux soirées à la Galerie Polka une exposition de dix-neuf photographes, de l’étudiante à la star avérée, dont pour la grande majorité l’important est d’être montré. Les photographies choisies sont le résultat d’une étroite collaboration entre l’artiste et le collectionneur.
Cette idée d’exposition collective intitulée L’Œil du Collectionneur est sans fil conducteur et sans interdits. Elle n’a pour objet que de laisser les artistes s’exprimer librement et totalement. Pour ce faire et, compte tenu du contexte actuel, aucune image ne devra dépasser les 1200 euros et son prix d’achat, résultat d’une transaction entre l’acheteur et l’artiste, reviendra intégralement à ce dernier. L’acheteur repartira avec son œuvre sous le bras et le certificat d’authenticité de l’œuvre dans sa poche.

Vernissage de L’Œil du Collectionneur le 14 mars 2022 à la galerie Polka, Paris © Estelle Decléènne
Les œuvres des dix-neuf artistes présentés sont sélectionnées et scénographiées par Jérôme Prochiantz.
Chacun des photographes nous a raconté le contact avec le collectionneur en nous parlant de son regard.
Des propos recueillis par Aÿa de Faÿs et photos prises par Estelle Decléènne

Desmemoria # 2, 2017 © Pierre-Élie de Pibrac
Dans cette série « Desmoria » réalisée en 2017, Pierre-Elie de Pibrac nous montre des photographies prises à Cuba où il a séjourné près de 8 mois. La grande qualité de ces tirages argentiques, réalisés en présence de l’artiste, sur papier baryté ilford, m’a profondément touché. La dimension de l’œuvre à la fois anthropologique et sociale sur l’identité cubaine est perçue à travers le prisme du sucre, denrée enrichissante pour l’économie cubaine mais épuisante pour les habitants de ces villages, véritables centrales sucrières, dont les vies souvent sacrifiées accentuent le désenchantement de la société cubaine.
Jérôme Prochiantz
Laurent Elie Badessi : Ce sont des images de ma série Skins que nous avons sélectionnées avec Jérôme Prochiantz. J'apprécie son souci du détail. Dans ce cas, ces photos très abstraites sont présentées d'une manière très différente de celle dont je les montre. C'est quelque chose de spécial chez Jérôme. Il fait l'accrochage au feeling. Il décide d'un nouvel accrochage et c'est génial car cela donne une autre dimension et une autre perspective à l’œuvre.

Laurent Elie Badessi, Alain et Brigitte Génestar, Polka © Estelle Decléènne

Skypose - 2, 2019 © Patrick Cockpit
Ce travail réalisé pendant la période du confinement permet à l’artiste, avec ces tirages argentico-numériques, de réinterpréter le portrait féminin avec ces tirages troublants qui traduisent bien la période traversée. Jérôme Prochiantz
Patrick Cockpit : C'est l'éclectisme de Jérôme Prochiantz qui m'a plu et qui m'a frappé car il m'avait repéré avec une série très particulière et quand j'ai proposé une nouvelle série qui n'avait rien à voir avec la précédente, il a gardé une partie de ce qu'il connaissait et il a pris une majorité de ceux qui ne connaissaient pas. C'est un très bon signe, cela signifie qu’il ne se limite pas à ce quil connais et qu’il va vers l'inconnu. C'est cet éclectisme qui me plaît.

Sans titre #001, 2019-2022 © Stephen Dock
Jérôme Prochiantz : Dans cette série « Tentative d'épuisement d'un lieu » réalisée entre 2019 et 2021, l’artiste nous offre trois photographies qui condensent sa relation tenue en regard du lieu. Sur ces tirages pigmentaires, le béton robuste tel un bouclier ou une forteresse, tente de retenir la mer. Ce lieu photographié de façon quai-obsessionnelle à de nombreuses reprises, nous livre des images fortes qui vont jusqu’à l’épuisement visuel et son rapport au lieu est comparable à une relation physique quasi-charnelle.
Stephen Dock : Jérôme Prochiantz est un collectionneur qui ne spécule pas sur les œuvres qu'il aime et ses choix photographiques dans sa collection. C'est quelqu'un qui va réellement travailler, regarder et chercher avec le photographe. Il va aller au coup de cœur et non pas au calcul.

Pin maritime, 2010 © François Delebecque
Ce pin maritime, tirage au jet d’encre de 2010, est le reflet de ce très beau travail sur une nature totalement surréaliste. Seules les couleurs nous ramènent à la réalité du quotidien.
Jérôme Prochiantz
François Delebecque : Nous nous sommes rencontrés il y a très peu de temps. C'était par l'intermédiaire de Jean-François Spricigo, je crois qu'il n'a regardé mon travail que sur Internet. Il a fait une sélection de cinq images de cinq séries différentes qui montre la qualité et l'ouverture de son regard.
Quand je l'ai rencontré, il m'a dit que ce qu'il aime dans la photographie, c'est ce qui le chamboule, ce qui le provoque. Je ne sais pas pourquoi. C'est quelqu'un qui fait les choses assez instinctivement, je pense, il a un esprit très ouvert. Ce que j'ai vu dans sa collection est absolument remarquable, c'est vraiment l'impulsion qui dirige ses choix.

Corpus, 2016 © Florence d'Elle
Cette admirable série a été réalisée par l’artiste entre 2015 et 2017. Elle utilise pour ce faire des procédés anciens et argentiques tels que le charbon, le collodion, le lith et le bromoil. Ces images apparaissent et disparaissent laissant toute sa place à l’éloge de la lenteur et forcent la résilience.
Jérôme Prochiantz
Florence d'Elle : Les tirages sont au charbon et au ferrotype. Ma rencontre avec Jérôme s’est faite par l'intermédiaire d'un commissaire d'exposition. Et je pense que Jérôme a un œil averti, aiguisé avec énormément de générosité. Nous étions d'emblée d'accord sur les choix des photographies que l'on voulait exposer.

Roc Trédudon, Roche, 2021 © Pascal Dieu
Ces tirages argentiques avec virage à l’or sont réalisés par l’artiste. Il nous offre ces paysages retirés du monde qui rendent l’humain « fragile ». Ils se ressentent avant de se regarder et invitent à la méditation. C’est l’âpreté du réel qui parfois, de façon magique, réconcilie l’humain et la nature mais qui peut tout autant fragiliser le rapport de l’un à l’autre.
Jérôme Prochiantz
Pascal Dieu : Avec Jérôme Prochiantz, c'est une rencontre qui remonte à quelques années maintenant. Je lui avais présenté mon travail sur les arbres, le conte, l'imaginaire et il avait retenu cette série. Pour cette exposition, il souhaitait revoir ces images, cette fois-ci accrochées. Jérôme est extrêmement sensible. Incroyablement passionné et éclectique, il s'empare de nombreux sujets autour du corps tout en étant très rêveur aussi. Il aime certains paysages, il aime les animaux, les chats en particulier. Il y a chez lui une tendresse indéniable.

Liminal 01, 2021 © Ingrid Dorner
Ces photographies argentiques sont tirées par l’artiste ; chaque tirage est unique. Elle nous offre un travail de destruction de l’image par un procédé chimique qui réalise un décollement de la couche gélatineuse (mordançage).
Jérôme Prochiantz
Ingrid Dorner : Mes tirages sont sur papier argentique. C'est dans un salon que j'ai rencontré Jérôme, un commissaire d'exposition qui m'a présenté un autre Jérôme, le collectionneur Prochiantz. Je pense que le point commun entre tous les photographes, même si dans la forme il y a l'argentique, la couleur ou le numérique, c'est que ses choix sont épidermiques. Il aime les choses qui sont à fleur de peau. Que ce soient des peaux, souvent les frissons sur les peaux. En ce qui me concerne, je travaille la gélatine, donc il y a toujours quelque chose de l'enlèvement et de la peau. Lors du choix des images, je me suis sentie extrêmement libre avec Jérôme Prochiantz et j'ai eu la chance de pouvoir sélectionner mon travail qu'il a tout simplement validé.

Zoé, 2021 © Jeanne Hellier
Cette jeune photographe nous présente des photographies riches en couleurs et d’une grande variété. Elle réalise, elle-même ou en sa présence, des tirages sur papier baryté argentique. Ces modèles ne posent pas. Ils appartiennent « à un moment » où l’artiste prend le contrôle nous les rendant intimes jusqu’à devenir pour certains totalement humains. Ces images n’ont pas vocation à être conservées, elles cherchent leur public et sont l’expression artistique de l’écriture, passerelle entre l’artiste et ses modèles qui finissent par nous sembler familiers.
Jérôme Prochiantz
Jeanne Hellier : Jérome Prochiantz est très investi, corps et âme, c'est un passionné qui est totalement accro à la photographie. C'est sa vie et sa passion. Il voulait que mes images soient là et nous nous sommes mis d'accord sur des tirages en noir et blanc pour que je puisse les tirer moi-même.

Passe Muraille, 2015 © Johnathan Icher
L’artiste nous présente quatre photographies au jet d’encre et en couleur (autre que le noir et blanc), montées sur aluminium Dibond. Ces images réalisées en France et au Japon, questionnent sur la représentation sublimée et la modification du corps humain telles quelles peuvent être sur les réseaux sociaux. Jérôme Prochiantz
Johnathan Icher : Je lui ai présenté plusieurs séries et il a pris une direction inattendue en rassemblant des tirages de différentes séries. Il les a intégrés dans un accrochage qui fonctionne bien à la fois en termes d'harmonie des couleurs et de diversité des corps et des ethnies. Cela a donné un ensemble qui fonctionne à merveille.

Argile 11, 2018 © Hubert Lebaudy
Ce photographe nous offre trois photographies de la série « Argile » réalisée en 2018. Ces tirages argentiques où la beauté du modèle s’impose nous interroge. Femme vivante ou disparue au regard fermé mais tellement expressif et le même questionnement sur un argile éclaté ou figé pour l’éternité, à moins qu’il ne vive ? Jérôme Prochiantz
Hubert Lebaudy : J'ai deux séries parce que Jérôme a aimé une série sur les arbres et les fleurs mais aussi une deuxième série appelée Argile. J'avais un doute sur Argile et nous avons décidé de montrer les deux séries. Et Jérôme avait raison. Il a vraiment l'œil sur les choses et cela se voit à travers l'accrochage. C'est très original et en même temps c'est un regard extrêmement pertinent, un regard très intéressant sur la photographie contemporaine. C'est aussi un regard très sensible : il voit des choses que le photographe ne voit même plus.

Ruissellements No.1, 2020 © Ines Leroy Galan
Dans cette série « Humeurs » datée de 2020, l’artiste nous présente des tirages jet d’encre sur papier Baryté Hahnemühle. Ces photographies couleurs, somptueuses, sont parcourues par l’eau, qui, tel un voile, limite une lecture claire, allant jusqu’à effacer le modèle. Cette exploration de corps et matières provoque une intense émotion. Elle laisse place à des représentations graphiques et métaphoriques perdues dans le flou de ces humeurs (vapeurs enveloppantes, salive, sueur et autres sécrétions) qui tendent vers le paysage marin. Par moment une senteur semble se dégager de l’image : quelle merveille !!! Le corps s’efface doucement pour n’en devenir que plus présent.
Jérôme Prochiantz
Ines Leroy Galan : Dans son choix, j'ai vu que Jérôme Prochiantz avait un regard très sensible. Il a choisi des œuvres hétéroclites qui se marient très bien au sein de l'exposition. Il y a beaucoup de choses qui m'ont touché et je ne m'y attendais pas.

Bal du Metropolitan Opera, New York, 1988 © Gérard Musy
Cet artiste suisse nous montre un panel de la vie nocturne des années 1985-1990. Les photographies de sa série « Lamées » quelles que soient leur couleur et le lieu de la prise de vue (New York, Londres et Paris), sont remarquables et nous rappellent toute l’énergie et la brillance de cette époque.
Jérôme Prochiantz
Gérard Musy : Notre rencontre a été immédiate, lorsque nous avons échangé, il était évident que nous avions quelque chose à voir ensemble. Il a un œil particulier. C'est un vrai collectionneur. C'est une vraie personne à une époque où il n'y en n’a plus, ou il n'y a plus d’œil ; Il n'y a plus de regard non plus. Jérôme Prochiantz, c'est un personnage qui est très important et qui le sera encore davantage dans le futur.

Desmemoria # 2, 2017 © Pierre-Elie de Pibrac
Dans cette série « Desmoria » réalisée en 2017 Pierre-Elie de Pibrac nous montre des photographies prises à Cuba où il a séjourné près de 8 mois. La grande qualité de ces tirages argentiques, réalisés en présence de l’artiste, sur papier baryté ilford, m’a profondément touché. La dimension de l’œuvre à la fois anthropologique et sociale sur l’identité cubaine est perçue à travers le prisme du sucre, denrée enrichissante pour l’économie cubaine mais épuisante pour les habitants de ces villages, véritables centrales sucrières, dont les vies souvent sacrifiées accentuent le désenchantement de la société cubaine.
Jérôme Prochiantz
Pierre-Élie de Pibrac : Jérôme est très proche des photographes, il aime bien les connaître et avoir une relation forte avec eux et les accompagner dans la construction de projets pour les associer à d'autres photographes. L'œil de Jérôme Prochiantz, a une capacité à repérer un détail, quelque chose dans une image qu'il peut associer au regard qui se crée au fil du temps avec sa collection avec laquelle il vit. C’est une relation très intime avec l'image. C'est ce regard que j'aime beaucoup.

Vanitas, 2021 © David Pisani
Les tirages réalisés par David Pisani sont des tirages argentiques sur gélatine datant des années 2019 et 2020. Ils sont magnifiques!!! Son travail est une ligne superbe entre le sublime et l’érotique. Il traite le corps humain jusqu’à le rendre vulnérable et fragile. La décomposition et la mort ne sont jamais très loin. Les thèmes abordés laissent toute la place à la réflexion et à l’onirisme.
Jérôme Prochiantz
David Pisani : C’est un travail que j'ai montré récemment à Jérôme Prochiantz et il en était apparemment comblé. Tant par l'image elle-même que par la matière parce que ce sont des tirages argentique originaux. Ce sont des pièces uniques avec les différents traitements que j'utilise. Il me voit comme un photographe classique. Pas très expérimental pas de numérique mais de la classe ancienneté Photographe. Quand je lui ai montré les tirages, il a commencé à pleurer. Il était trop ému. Je pense qu'il y a eu là déclic.

Maréchal Gallieni #1, 2021 © Anna Katharina Scheidegger
Ces photographies appartiennent à la série « Status-Statues » de 2021. Le travail s’inscrit dans les récentes recherches photochimiques de l’artiste. Les négatifs des statues sont traités chimiquement et les couches d’émulsion se chevauchent jusqu’à rendre l’œuvre partiellement, voir totalement illisible. Par la suite ce négatif travaillé sera tiré en argentique. Il nous oblige à nous questionner sur le mouvement donné à la rigidité de l’art statuaire qui, en ce qui le concerne, est construit dans la fixité et l’espoir d’une immortalité de la mémoire devant ces figures figées dans l’incarnation de leur pouvoir.
Jérôme Prochiantz
Anna Katharina Scheidegger : Ce qui est exceptionnel chez Jérôme Prochiantz, c'est qu'il a un véritable amour pour la photographie et la matérialité de la photographie. Dans ce qu'il a choisi de mon travail, c'est purement de la chimie et de l'émulsion. Il n'y a plus d'images ! C'est juste la matière de la photographie argentique.