Comment aborder en quelques mots l'œuvre photographique de Lee Miller (1907-1977) sans parler de toutes les vies qu'a connues cette artiste anticonformiste au caractère exceptionnel, mais aussi de l'oubli dans lequel elle est restée jusqu'à ce que son fils, plus d'une décennie après sa disparition, entreprenne d'exhumer méthodiquement son œuvre photographique ?

À partir de 1927, elle est tour à tour mannequin et top model à la beauté éblouissante à New York pour le magazine Vogue, puis muse de plusieurs photographes célèbres pour lesquels elle incarne la femme libérée. En 1929, elle décide de se rendre à Paris pour se former à la photographie auprès de Man Ray, américain comme elle, photographe surréaliste mondialement connu à l’époque. Elle devient sa muse, son assistante puis sa compagne. Mais très vite, la relation de maître à élève s'estompe car elle a du talent et se forge dans la capitale française une véritable place d'artiste qui la pousse à ouvrir un atelier et à vivre de ses propres commandes. Elle se lie d'amitié avec de nombreux artistes dont Paul Éluard, Pablo Picasso et Jean Cocteau. Elle retourne à New York en 1932 pour échapper à la jalousie de Man Ray, qui lui reproche sa sexualité trop libre et, sans doute, une créativité qui échappe à son contrôle. Elle ouvre alors son studio et devient photographe de mode pour le magazine Vogue et des marques de cosmétiques. En 1934, elle épouse un haut fonctionnaire égyptien et s'installe au Caire.

Elle s’éloigne alors de la photographie. Mais la vie parisienne lui manque et sa vie dorée d’épouse expatriée au Caire la lasse. Elle retourne en France à l'été 1937 où elle rencontre Man Ray, Nusche et Paul Éluard, Pablo Picasso et Dora Maar, qu'elle retrouve dans le Sud. C'est à cette occasion qu'elle rencontre le peintre surréaliste britannique Roland Penrose, grand ami de Picasso et des surréalistes français. Elle passe plusieurs semaines avec lui avant de retourner en Égypte auprès de son mari. En 1939, elle quitte finalement l'Egypte et son mari pour rejoindre Roland Penrose et s'installer avec lui à Londres. Elle travaille pour l'édition britannique du magazine Vogue.

En 1942, la rencontre avec le jeune photographe et journaliste David Scherman - qui devient son amant et emménage avec le couple - l'amène à demander son accréditation comme correspondante de guerre de l'armée américaine pour l'édition britannique de Vogue. En 1944, avec lui comme correspondant de Life, elle couvre la libération de Saint-Malo puis de Paris. En 1945, ils accompagnent l'armée américaine pour la campagne d'Alsace, puis la suivent en Allemagne. Ils arrivent au camp de concentration de Buchenwald très peu de temps après sa libération. Ils sont les premiers photographes à prendre des clichés de la libération du camp de Dachau.

Lee Miller documente les scènes insupportables d’amoncellements de corps, de restes humains calcinés dans les crématoires, de convois où les wagons sont emplis de cadavres ou de survivants squelettiques aux regards hagards dont bon nombre ne survivront pas. Ils se rendent, le 30 avril 1945, dans l’appartement privé de Hitler à Munich. David Scherman prend alors un cliché devenu célèbre de Lee Miller qui, quelques heures après son passage à Dachau, se lave dans la baignoire du Führer – le jour même où ce dernier se suicide dans son bunker de Berlin avec Eva Braun.

Restant quelques jours sur place, ils poursuivent ensuite leur reportage en se rendant dans les Alpes bavaroises à Berchtesgaden à la résidence secondaire de Hitler en train de se consumer. En juin 1945, l'édition américaine de Vogue publie les photographies et les textes de Lee Miller sur la libération de ces deux camps de concentration. Ne voulant pas rentrer après ce qu'elle a vu, elle se rend à Vienne, en Hongrie et en Roumanie pour poursuivre ses reportages sur les effets de la guerre. Minée par l'alcool, les cigarettes et les somnifères, elle se résigne, épuisée, à rentrer à Londres en 1946 et à retrouver Roland Penrose, qu'elle épouse l'année suivante. Elle reprend alors sa collaboration avec Vogue mais les atrocités de la guerre l'ont complètement changée et la paix n'apaise pas sa rage devant les atrocités commises par les Allemands et le comportement de ses contemporains qu'elle méprise car ils ne demandent qu'à retourner à leur vie mesquine d'avant.

Elle a alors plongé dans une dépression liée à ce que l'on appelle aujourd'hui le stress post-traumatique. En 1949, avec son mari, leur jeune garçon né deux ans plus tôt, ils s’installent dans une ferme dans la campagne du Sussex où le couple recevra de nombreux amis et artistes. Elle s’éloigne peu à peu de la photographie pour une autre vie où elle se reconvertit avec passion à la cuisine et remporte de nombreux concours gastronomiques qui sont rapportés par la presse. Son travail photographique sombre alors dans l’oubli jusqu’à ce que, plusieurs années après sa disparition, son fils qui ignore tout du passé photographique de sa mère découvre dans le grenier de la maison familiale des milliers de négatifs et de tirages rangés dans des cartons. Il se lance alors dans une longue quête biographique sur sa mère pour réhabiliter une artiste et une photographe de guerre dont il ignorait tout. Son enquête minutieuse lui fera découvrir plusieurs secrets de famille qui apporteront les pièces manquantes du puzzle nécessaire pour comprendre la personnalité complexe et l’œuvre de sa mère qui, de son vivant, ne fit l’objet d’aucune rétrospective et n’intéressa aucun éditeur – sans doute car elle était femme et avait publié ses reportages de guerre dans un magazine de mode –.

Le premier mérite de l’exposition Lee Miller, Photographe professionnelle (1932-1945) à l’Espace Van Gogh lors des Rencontres d'Arles est de proposer à cette artiste émancipée, libérée des préjugés de classe et de race, un portrait tout autre que celui auquel l’histoire de l’art la réduit le plus souvent en tant que muse de Man Ray ou d’icône d'autres surréalistes. On découvre une femme qui vit intensément, prend son destin en main, assume ses choix, revendique une liberté non seulement créative mais aussi de cœur et de corps, et s'engage avec audace et succès dans des projets qui correspondent aux valeurs auxquelles elle croit. Son activité de photographe professionnelle épouse pleinement son époque, de l'effervescence artistique des années 30 à Paris, aux pages les plus sombres de la Seconde Guerre mondiale. La photographe gardera des expériences surréalistes partagées avec Man Ray une vision de la photographie qui tient peu de l’instant décisif et donne de l'importance à la composition ainsi qu'à la relation entre les choses. Son œil sera toujours attiré par l'incongru et marqué par l'humour. Les textes qu'elle a écrits en tant que correspondante de guerre sont tout aussi poignants que ses photographies, et l'on devine à leur lecture dans les éditions de Vogue que leur écriture a été éprouvante. Il est facile de comprendre, en suivant son travail au fur et à mesure de son avancée en Allemagne, que ce qu'elle découvre avec effroi des horreurs et des atrocités de la guerre, auxquelles elle n'était pas préparée par son expérience de la mode et de l'art, la bouleverse totalement.
Elle qui, après la Libération de Paris, était déjà profondément blessée par la disparition de nombre de ses amis artistes, comme Max Jacob et Robert Desnos, emportés par les rafles, et elle a compris ce qui leur était arrivé lorsqu'elle a découvert l'horreur de Buchenwal et de Dachau. C'est pourquoi, contrairement aux autres photographes de ces atrocités qui ne documentent que le sort des victimes, elle photographie également le sort des bourreaux vaincus. Cette exposition propose une centaine de tirages complétés par des planches contact, des magazines où son travail a été publié, des lettres et des coupures de presse qui éclairent le contexte de son époque. Mais pour bien saisir la complexité de la personnalité de Lee Miller et surtout pour comprendre le silence photographique dans lequel elle s'est rapidement installée après 1946, lorsque la paix est revenue, il est intéressant de visionner le documentaire d'Arte Lee Miller mannequin et photographe de guerre, ainsi que la série de cinq épisodes de France Culture Lee Miller, une combattante, programmée fin juillet 2022, qui lui donnent la parole, lisent certains extraits de ses articles ou de ses lettres à son éditeur ou à son mari, et présentent les témoignages de son fils ou d'autres proches. On découvre alors un être qui, sans complaisance ni faux-semblant, ne cesse d'aborder ses doutes existentiels avec une terrible acuité. Au-delà des aspects tumultueux, romantiques ou passionnels de sa vie, ce sont les traumatismes liés à un viol subi dans son enfance, ceux provoqués par la disparition brutale de deux jeunes hommes qu'elle a successivement aimés à la fin de son adolescence et, plus encore, les effroyables traumatismes de la guerre qui expliquent certains de ses silences. Avec Lee Miller, il est impossible de dissocier la vie de l'œuvre. En 2023, un biopic basé sur la biographie qu'Anthony Penrose a écrite sur sa mère devrait sortir, avec Kate Winslet dans le rôle de Lee Miller. Espérons que ce film apportera une reconnaissance et un respect durables à cette femme à la carrière exceptionnelle.
Michel Grenié
Lee Miller, Photographe professionnelle (1932-1945), Espace Van Gogh, Rencontres d’Arles. Jusqu’au 25/09/2022.