Les personnes qui ne connaissent pas encore le travail de la belge Katrien de Blauwer seront sûrement intriguées par le titre de cette exposition à l’espace Croisière à Arles Les photos qu’elle ne montre à personne. Que désigne le pronom elle dans ce titre ? Quelle peut bien être la nature de photos qu’on ne montre à personne ? Pourquoi ce paradoxe d’exposer des clichés et d’en publier un livre tout en disant qu’ils ne sont montrés à personne ? Ces questions que ce titre contradictoire soulève constituent autant d’indices livrés par l’artiste qu’il faut garder en tête lors de la visite de l’exposition car le visiteur ne pourra compter sur aucun cartel pour identifier les personnages montrés ni les lieux ni les dates des prises de vues. Et pour cause : ce que l’artiste nous montre, ce ne sont pas à proprement parler des photos mais des collages produits ces dix dernières années à partir de photos tirées d’anciens magazines féminins noirs et blancs des années 1920 aux années 1960 qu’elle découpe, recadre, colle, assemble, manipule ou juxtapose. Katrien de Blauwer est en effet une photographe sans appareil. Mais ce qu’elle produit est très éloigné de l’histoire du collage dans l’art moderne marquée par le cubisme, le dadaïsme ou le surréalisme car il ne s’agit pas pour elle de reconstituer, par addition, des images complètes mais, tout au contraire, par coupe et soustraction, d’arriver à des éléments minimaux qui font que l’image est épurée et gagne un statut singulier.
Des petits formats qui tendent vers l'abstraction
Mollets nus marchant sur ce qui est sans doute le sable d’une plage, buste d’une femme légèrement tournée de côté laissant apparaître deux seins, haut du corps d’une autre femme qui s’élance avec énergie vers un ciel dégagé, lobe d’oreille entouré d’une abondante chevelure de ce qui doit être la partie droite d’un visage féminin, ligne de front surmontée d’une épaisse chevelure bouclée sans que les yeux ne soient visibles, bas du visage d’une femme aux cheveux épais, oblique d’une nuque.
LES corps fragmentés empreints de sensualité, dégagent un érotisme soulignant l’ambiguïté du désir
En tronquant les corps et les visages des personnages, en nous privant de leurs regards, en extrayant des éléments décontextualisés de photos anciennes qu’elle souligne avec des bandes monochromes de papiers aux couleurs sépia, des aplats de peinture rouge ou des ajouts de traces colorées, l’artiste, par son approche minimaliste, met en évidence dans ces petits formats très graphiques des vides, des manques, des retraits qui renforcent la force de ces visuels qui tendent vers l’abstraction. La puissance de la coupe dévoile une influence cinématographique indéniable qui convoque l’univers visuel de la Nouvelle Vague dans l’espace même de l’image. Les éléments ainsi associés établissent entre eux des dialogues, tissent des silences, signalent des attentes, soulignent des disparitions, annoncent des ruptures, préfigurent des mouvements. Ce corpus révèle un monde à la troisième personne intriguant car fait d’intimité et d’anonymat et plein d’ambiguïtés. C’est une vie en train de se faire avec ses forces, ses violences, ses fragilités, ses déceptions, des sentiments et ses hontes qui capte notre regard. La figure féminine est souvent au cœur de la construction de ces images mais les personnages féminins présents restent comme fugaces, insaisissables et mis en suspens. Leurs corps fragmentés qui se poursuivent hors-champ du fait des découpages sont empreints de sensualité, dégagent un érotisme certain et soulignent l’ambiguïté du désir. Tout cela rappelle les héroïnes de Marguerite Duras.
On imagine volontiers la plasticienne parcourir régulièrement les marchés aux puces, les brocantes et les vide-greniers à la recherche de précieux magazines ou de papiers fanés pour compléter sa collection. On devine que de retour à sa table de travail, elle analyse avec soin son butin avant de recadrer et découper les photos en plan large ou en gros plan sans en suivre les formes dans un geste rapide qui ne suppose aucune hésitation. Elle joue ensuite, selon son ressenti, avec ces images anonymes pour voir comment ces matériaux recyclés peuvent tisser entre eux des connexions insoupçonnées et se répondre grâce au montage qui recrée un contexte.

Des compositions soustraites au temps
Ce qui est passionnant dans ce travail, c’est qu’en renonçant à l’instant décisif du déclenchement, l’artiste échappe aux principes d’unité de lieu, de temps et d’action qui déterminent ordinairement toute photographie. Elle soustrait ses compositions du temps. Grâce à la liberté acquise en pratiquant la coupe et le recadrage, elle interroge sur ce qui fait sens dans une photo – on comprend que ce qui est hors cadre compte autant que ce qui est dans le cadre – et sur la façon de construire un récit visuel avec seulement des analogies, des contrastes, des ellipses et des oppositions. Du coup, le regardeur est non seulement accaparé par les images qu’il observe mais il s’intéresse également au processus de leur création.
Une fabrique de souvenirs
En écartant les regards et les visages des matériaux qu’elle travaille, en ne conservant que des éclats d’images des photos originales, l’artiste propose des variations intimes universelles qui laissent le champ libre à l’imagination et à de multiples narrations. À ce titre ce travail regorge d’un immense potentiel aussi bien narratif que mémoriel. Il nous donne l’impression d’être plongé au cœur d’une fabrique de souvenirs. C'est la raison même pour laquelle ces photos ne peuvent être montrées à personne : ce ne sont que des fragments de souvenirs. Chacun, à partir des indices elliptiques fournis par l’autrice, pourra avec une grande liberté d’interprétation déployer un récit ou reconnaître des éléments de sa propre biographie dans certaines de ces histoires et y trouver ses propres réponses.
Michel Grenié
Croisière, Du 4/07 au 25/09 - Tous les jours 10h-19h30
Entrée libre
https://lemejan.com/
65 boulevard Émile Combes
13200 Arles
04 13 11 14 07
Crédit des images Katrien de Blauwer
Katrien de Blauwer. Commencer (62), 2020. Avec l’aimable autorisation de la galerie Les Filles du calvaire et de la galerie Fifty One.
Katrien de Blauwer. Commencer (68), 2020. Avec l’aimable autorisation de la galerie Les Filles du calvaire et de la galerie Fifty One.