Traduire l’état du monde par la photographie | Laurence Engel
Comment traduire par la photographie l’état du monde ? Si l’image peut apparaître comme un langage universel, elle nécessite de la part des photographes de s’interroger sur ce qui, en chaque être, résonne au-delà des frontières – géographiques, temporelles, culturelles –, des intrications de l’histoire humaine, territoriale et planétaire.
Les photographes remarqués cette année par le jury de la Bourse du Talent font ainsi figure de témoins avertis des bouleversements de nos sociétés contemporaines, chacun choisissant son registre de transcription photographique. Se répondent au fil des cimaises la frontalité des apostrophes silencieuses d’hommes et de femmes injustement condamnés à mort, photographiés par Christophe Meireis et les visages masqués des modèles, des femmes emprisonnées, de Matei Focseneanu ou encore les haikus visuels d’Alessandra Carosi exprimant cette façon de dissimuler les sentiments si prégnante dans la société japonaise et relativement étrangère à l’esprit occidental. Le noir et blanc, binaire sans être manichéen, de Nadège Mazars qui témoigne de l’unique voie de rédemption offerte aux membres de gangs colombiens, contraste avec les couleurs vives choisies par Flamina Reposi pour composer l’étendard d’amours qui font fi des normes. Dialoguent aussi le corps tantôt joyeux tantôt las de la femme enceinte chez Cheng Huanfa et les silhouettes spectrales des laissés-pour-compte en Chine, saisies par Tian Jin. La poésie incantatoire de Nathalie Lescuyer accompagne l’errance des migrants et leur aspiration à un ailleurs meilleur, tandis que les vues urbaines du Val de Marne de Tang Nanjing impriment une équivalence entre banlieues françaises et chinoises. Certains photographes font aussi le choix d’évoquer notre planète en proie au changement climatique : Nicola Bertasi révèle les stigmates de « l’agent orange », ce défoliant utilisé lors de la guerre du Vietnam ; Sébastien Leban photographie l’île de Tangier au large de la Virginie dont les habitants climatosceptiques seront pourtant d’ici 25 ans les premiers réfugiés climatiques des États-Unis ; Charles Xélot va aux confins de l’Arctique russe pour montrer les dérives de l’extraction gazière et ses conséquences sur la vie des Nenets.
Ces images de la nouvelle édition de la Bourse du Talent, porteuses de cette « équivocité chancelante du monde » soulignée par Hannah Arendt dans, décrivent l’une des caractéristiques de la condition humaine où la différence s’affirme comme catalyseur de nos relations. Cette pluralité de regards et de points de vue que proposent l’instigateur de la Bourse du Talent, Didier de Faÿs, et les membres du jury qu’il convie chaque année, est le terreau fertile du patrimoine de demain. La BnF est heureuse de pouvoir les valoriser et les conserver grâce au soutien de Philippe Gassmann, directeur général de PICTO Fondation. Chaque année, son laboratoire contribue au financement de la production de l’exposition et permet l’entrée dans les collections du département des Estampes et de la Photographie de centaines de tirages d’auteurs qui prennent place dans la lignée des artistes qui repensent le monde par la photographie.
Laurence Engel, présidente de la Bibliothèque nationale de France