…Encore faut-il savoir lire !
Un photographe donne à voir la violence française exportée du Tonkin en Algérie depuis quarante années. Les aveux récents de l’usage d’une torture sans nom, sur les ‘Fels’ par les militaires, montre avec une acuité multipliée la force du travail de Marc Garanger.

Marc Garanger parle encore avec émotion de son expérience algérienne, dans les années 60. Sa gorge se serre dès qu'il repense à certains moments de ces deux années vécues en Algérie, comme soldat. Il s'est servi de cette contrainte militaire pour témoigner de l'horreur calculée : torture, violence morale et physique, esprit de vengeance…le tout sur fond d’alcool et de tueries…
"Ces deux années m'ont paru interminables, toute une vie."

Avant même de partir en Algérie pour exécuter son service militaire, Garanger a pleinement conscience de l'impact qu'il détient avec son appareil photo. Il emmène de l'autre côté de la Méditerrannée, une culture politique déjà bien établie, acquise dans les milieux intellectuels du Lyon universitaire des années 50. Avec Roger Vailland, il a décortiqué les mécanismes de cette guerre coloniale qui ne voulait pas dire son nom. A 25 ans, tous les sursis et recours épuisés, il a fallu partir. Il s'est alors juré de témoigner. Arrivé au fond du bled, à Aïn Terzine à une centaine de kilomètre au sud-est d'Alger, dans un Régiment d'Infanterie, il est affecté en tant que simple bidasse au secrétariat du commandement. Photographe depuis 10 ans, il est professionnel depuis deux. Il laisse traîner sur un bureau quelques photos qu'il avait emportées. Le stratagème fonctionne : le commandant remarque les clichés, et aussitôt demande à Garanger d'effectuer des prises de vue pour montrer la l'action de pacification. Bien qu'il n'y ait pas de service photo dans un régiment d'infanterie, Marc devient le photographe du régiment. Il installe un labo de fortune sous un escalier et pendant deux ans, réalise des dizaines de milliers d'images. Témoin d'atrocités en 1960 et en 1961, il s'efforce depuis de les présenter au plus large public en multipliant les expositions : Femmes algériennes a tourné plus de 300 fois. Il obtient le prix Niépce, est invité à Arles, et réalise tôt un important travail de mémoire sur la conscience collective, et rend un témoignage à ces hommes et ces femmes dédaignés pendant cette Guerre. Il n'a pas cessé de photographier, sur commande ou pas. Nul ne pouvait s'étonner de le voir photographier : c'était son travail. Pendant son unique permission, il a traversé la frontière clandestinement, pour aller en Suisse déposer ses photos sur le bureau de la rédaction de L'Illustré Suisse.… Charles-Henri Favrod publie les photos pour dénoncer ce qui se passait en Algérie!

Jeune Berger arrêté au lieu-dit "la fosse au lion". Il sera relâché après "interrogatoire". Aïn Terzine, juin 1961


De retour en Algérie, heureusement pour lui, les officiers de son régiment n'ont pas connaissance de la parution dans le magazine. En revanche, Marc a eu très peur le jour où le Lieutenant des renseignements est venu le voir, en tenant dans ses mains un exemplaire du Canard enchaîné. La chronique de "l'ami bidasse" reprenait l'histoire que Marc avait envoyé au journal : un jeune berger, accusé de trerrorisme et arrêté pour "interrogatoire", Il est relâché, après que l'officier ait réalisé qu'il n'y avait jamais eu de tentative d'attentat: le camion de la cantine avait simplement perdu une caisse de bières, laissant traîner sur la route des tessons de bouteilles…

Marc fait partie de ces photographes conscients de la puissance de leurs images. Grâce à elles, il apporte une meilleure lecture de l'Histoire, plus forte encore que bien des écrits. Pendant la guerre,l'armée, qui lui commandait ces photos, ne voit rien de ce que l'auteur cherchait à dénoncer.

Ils étaient très contents de cette photo...

Ainsi, lorsque trois sous-officiers l'interpellent pour se faire photographier devant le "mess", Marc Garanger prend une photo. Ils ont fait l'Indo, et veulent se venger de leur cuisante défaite. "On a buté du viet; on vient se faire du fehl ! ". Ils étaient très contents de cette photo.

Les militaires semblaient inconscients du message et de la portée des images, seul un colonel réagit sur une photo de commande. C'est celle du commandant Bencherif, de l'A.L.N. qui vient d'être arrêté en octobre 1960. Un tract annonce qu'il s'est rendu en agitant son caleçon au bout d'un fusil. L'image de Garanger doit illustrer un tract évoquant la rédition et la faiblesse du prisonnier. Le colonel français remarque que "l'image dit exactement le contraire". Le tract est diffusé sans la photo.

Les aveux récents de militaires responsables d'actes de torture, commis pendant la guerre, révèlent en mots, au monde entier, toute la violence abjecte que Marc s'efforce de montrer avec ses photos depuis 1961. Ces aveux, au même titre que ces photos, apparaissent comme des morceaux manquants au puzzle de l'Histoire, qui gardait caché tous les faits jusqu'à aujourd'hui. "L'image et la parole sont dans le prolongement l'une de l'autre. Je suis heureux qu'aujourd'hui on reconnaisse les dessous de cette guerre."

Le Commandant Bencherif, de l'A.L.N., fait prisonnier le 25 oct 1960.
Aumale, novembre 1960.
Le Mezdour, village de regroupement construit à la Vauban. Octobre 1960

Marc Garanger ne se qualifie pas d'historien, pourtant, grâce à ses images, il nous aide à retracer l'histoire, telle qu'on commence réellement à l'accepter. L'armée parlait de pacification, à la fin de cette guerre. Cela consistait à raser les douars isolées des fellahs, pour les obliger à reconstruire leur mechta autour des postes militaires pour faire ce que l'armée appelait des villages de "regroupement" ou "villages nouveaux", le tout, cerclé de barbelés. Ce qui n'était qu'une opération militaire pour couper la rébellion de ses bases populaires.

Dans les derniers mois, le commandement demande le port de la carte d'identité française, pour contrôler les déplacements. Il est demandé à Garanger de faire les photos d'identité. Ainsi, en 10 jours, il est contraint de photographier 2000 personnes, surtout des femmes, car les hommes étaient au maquis... Il a du tirer le portrait de ces femmes algériennes, qui sont dévoilées/violées à chaque prise de vue. Marc Garanger qui connaissait le travail de Curtis du début du siècle sur les indiens d'Amérique, décide de faire des portraits posés, en 6x6, cadrés jusqu'à la taille, et non de simples identités. Il recadre, au laboratoire, les photos resserrées sur les visages, pour livrer sa commande. Sa première exposition, c'est lorsqu' il les a alignées sur le bureau du Capitaine, celui-ci ameute l'état-major en hurlant : "venez voir comme elles sont laides, venez voir ces macaques, on dirait des singes!" Marc s'est dit alors qu'il ferait voir un jour ces photos pour leur faire dire le contraire de ce qu'il entendait sur l'heure!

Femmes Algériennes 1960
Marc Garanger - Cahier d'images
Jeune fille Qahatika
E.S.Curtis - "L'indien d'Amérique du nord"


Face à ces portraits de femmes algériennes, présentés lors d'une soirée spéciale Algérie pendant les Rencontres d'Arles en 1981, Claude Nori s'est enthousiasmé pour le travail de Marc. Aussitôt, ils mettaient en route le livre "Femmes Algériennes 1960", paru aux éditions Contrejour en 1982. Marc y a écrit: "J'ai reçu leur regard à bout portant, premier témoin de leur protestation muette, violente. Je veux leur rendre témoignage."

En 1984, Marc a publié un deuxième ouvrage, aux Editions du Seuil: "La Guerre d'Algérie vue par un appelé du contingent". La guerre vue par le petit bout de la lorgnette. Il écrit au dos du livre: "Je lance ces images pour tous ceux qui ont vécu cette guerre, pour libérer la parole, pour lever la chape de silence qui la recouvre." Cet ouvrage s'est vendu à dose homéopathique, mais le Seuil l'a courageusement gardé à son catalogue, et il est toujours en vente actuellement.

L'Histoire se répète toujours: lorsqu'il est parti faire ses photos en Sibérie, il s'est heurté à l'incompréhension des soviétiques. En 1984, il s'est retrouvé dans les réserves d'un musée, dans une ancienne église, en Bouriatie. Confronté à la statue en cire d'un chaman, dans une vitrine, comme au Musée Grévin, harnaché du superbe costume en fer, du XVIII° siècle, le vice-ministre de la culture, un géant Russe, lui a tapé sur l'épaule pour l'arrêter: "Ne photographiez pas ça. Cela n'a aucun intérêt, ça n'existe plus." Et c'est exactement ce qu'il ne fallait pas lui dire. De la génération de 1968, Marc fait partie de ceux à qui il est interdit d'interdire… Il est donc parti dans la Taïga pour nous montrer l'univers et la vision des chamans. Six ans plus tard, il en a fait un livre, une expo et un film: "Taïga, terre des Chamans".

L'histoire se répète toujours, et Marc Garanger fait toujours la même photo...

François-Marie d'Andrimont
Paris-Sentier, le 26 décembre 2000

Femmes des Hauts-Plateaux - Algérie 1960
Marc Garanger - La Boite à Documents
(tirage épuisé)
Femmes Algériennes 1960
Marc Garanger - Cahier d'images
(tirage épuisé)

Une exposition des photos de Marc Garanger vient de se terminer le 23 décembre 00, exposition photographique ALGERIE 1960-1961 "Femmes Algériennes" "La Guerre d'Algérie vue par un appelé du contingent" à la Galerie du Théâtre de l'Agora, Scène nationale d'Evry et de l'Essonne, Place de l'Agora, 91000 EVRY

retour